
L'ivoire dans le monde islamique

Le travail de l'ivoire, techniques et décors
On désigne par le terme ivoire le matériau constitutif des dents animales. Dans le monde islamique, l’ivoire travaillé par les artistes provient pour une grande majorité de défenses d’éléphants. Néanmoins, on peut aussi trouver, en particulier à partir du 16ème siècle, de l’ivoire de morse. L’ivoire est un matériau précieux et rare, souvent associé au pouvoir et aux élites. Par conséquent, il est parfois remplacé par de l’os animal, un substitut bien plus aisé à trouver.
- Les techniques
Les techniques de taille et de décor employées dans le monde islamique sont relativement restreintes. Elles peuvent se résumer ainsi : on distingue, pour la mise en forme des objets en ivoire, d’une part, la taille en plein dans la défense et d’autre part, la tabletterie qui consiste à assembler de petites plaquettes sur un bâti, généralement en bois. Cette seconde possibilité permet une grande économie de matériau, elle est surtout employée lorsque l’approvisionnement en matière première est moins aisé ou la demande plus importante, comme à partir du 12ème siècle dans le monde méditerranéen.
- Les décors
Les décors des objets de plein ivoire sont obtenus, la plupart du temps, par la sculpture ou l’ajour qui consiste à percer la paroi d’ivoire et parfois rehaussés de couleurs. C’est ainsi que sont ornés les ivoires produits dans le monde fatimide ou sous les Omeyyades d’Espagne au 10ème et au 11ème siècle. Les objets de tabletterie peuvent également être sculptés, peints et dorés, comme sur les boites attribuées à la Sicile du 12ème siècle. Par ailleurs, des décors d’éléments d’ivoire, parfois eux-mêmes sculptés, peuvent être appliqués sur des objets mobiliers : on incruste ainsi des éléments d’ivoire, dans des plaques de bois ou on les applique sur des objets orfévrés. Enfin, l’ivoire peut être utilisé comme élément constitutif de marqueterie, en compagnie de diverses essences de bois, d’écaille de tortue ou de métaux, ou être lui-même rehaussé d’autres matières précieuses.

Elément d'applique - Panneau au joueur de luth
Egypte, Le Caire, vers 1000-1100
Ivoire ajouré et sculpté
© Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Hughes Dubois
Les Fatimides et l’ivoire : un matériau royal
Au 10ème siècle, les routes d’approvisionnement de l’ivoire changent et se développent. Malgré son origine lointaine et son coût, le matériau devient plus abondant. Il parvient dans le monde islamique par deux voies : la première traverse le Sahara et remonte vers le Maghreb et la péninsule ibérique ; la seconde longe la mer rouge depuis les côtes orientales de l’Afrique et débouche au Caire.
C’est par celle-ci que les Fatimides (652-1171) s’approvisionnent. L’ivoire est un matériau particulièrement prisé de cette dynastie installée au Caire en 969. Les objets confectionnés alors sont destinés tout particulièrement aux souverains. Cet ensemble de plaquettes en témoigne. Elles sont ornées de scènes de cour : chasseurs, buveurs, musiciens et danseurs alternent avec des représentations animalières, comme des rapaces ou des lions attaquant leur proie. Cette iconographie est fréquente dans l’art de cour fatimide. Outre les personnages, les combats d’animaux font référence au pouvoir. On retrouve des saynètes similaires sur deux autres ensembles du même type, l’un conservé à Berlin et l’autre à Florence.
Le matériau importe ici particulièrement. A cette période, tous les souverains méditerranéens se réfèrent au même modèle mythique, celui du roi Salomon. Les références à ce dernier sont très nombreuses dans l’apparat des cours fatimides, mais aussi byzantines, italiennes et andalouses. Selon celles-ci, le trône de Salomon est fait d’ivoire et d’or. C’est pourquoi on pense aujourd’hui que ces plaquettes faisaient partie d’un décor de trône, une référence directe au modèle mythique de Salomon. Elles devaient être appliquées sur un châssis de bois, probablement rehaussé d’autres matériaux précieux.
Eléments d'applique - Panneau au danseur
Egypte, Le Caire, vers 1000-1100
Ivoire ajouré et sculpté
© Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Hughes Dubois

Eléments d’applique - Panneau aux chasseurs
Egypte, Le Caire, vers 1000-1100
Ivoire ajouré et sculpté
© Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Hughes Dubois

Pyxide aux chasseurs
Sicile (?), 12ème siècle
Ivoire tourné, décor peint et doré, ferrures en alliage de cuivre doré
© 2004 Musée du Louvre / Raphaël Chipault
Les ivoires peints dans l’Occident du monde islamique : matériau importé, production exportée
Située à la confluence des routes d’approvisionnement en ivoire et au cœur des échanges entre la péninsule ibérique et le monde fatimide, auquel elle appartient au 10ème et au 11ème siècle, la Sicile joue un rôle particulier. Elle subit l’influence de ces deux mondes opposés politiquement, mais aux références impériales communes. Il est probable que, dès le 10ème siècle, y aient été produits des objets d’ivoire, même si l’on en identifie très peu aujourd’hui.
Les Normands en font la conquête dès le milieu du 11ème siècle et y instaurent une cour brillante, où se mêlent influences islamiques, byzantines et latines. Des artisans parlant arabe continuent alors à travailler l’ivoire. Ils créent de petites boites tubulaires, désignées par le terme pyxide, et des coffrets. L’ivoire est travaillé en plaques, généralement fixées sur un bâti de bois ou jointes entre elles par l’ajout de petits clous, en ivoire ou en métal, et de ferrures.
La majeure partie des œuvres ainsi créées sont ornées d’un décor peint et doré, comme en témoigne cette pyxide. Ici, se déroule une scène de chasse au faucon, mettant en scène deux cavaliers entrecoupés par des paons entrelacés, de petits oiseaux et de motifs de nœuds. La base du couvercle est ornée d’une suite de vœux en arabe qui témoigne du bilinguisme de la cour normande de Palerme. Le style des personnages et des animaux, quant à lui, est l’héritier de celui développé sous les Fatimides au siècle précédent.
La production de ces œuvres peintes connait un grand succès et perdure au moins jusqu’au 14ème siècle. Il est possible qu’une production similaire ait eu lieu dans les royaumes de la péninsule ibérique sous domination islamique. De nombreux coffrets peints ont été exportés vers l’Europe et on les retrouve encore aujourd’hui dans de multiples trésors d’église, où ils sont souvent employés comme reliquaire.

Elément de mobilier à décor d’entrelacs
Egypte, Le Caire, église Santa Barbara, 1ère moitié du XIVe siècle
Ivoire sculpté et peint
© RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi
L’Egypte du XIVe siècle : jeux d’assemblage et alliance de matériaux
Après la chute de la dynastie fatimide, en 1171, l’Egypte est placée sous la domination des Ayyoubides, venus du nord de l’Irak, puis des Mamelouks, des esclaves qui s’emparent du pouvoir en 1250. Les soubresauts politiques qui ont agité les rivages syro-égyptiens et, plus généralement, le monde islamique entre le 12ème et le 13ème siècle semblent avoir eu un impact économique. Cela se traduit, en ce qui concerne le commerce de l’ivoire, par une raréfaction progressive du matériau au regard de l’augmentation de la demande. Ce dernier est donc utilisé généralement à cette période, non plus pour créer des œuvres complètes, mais pour former des éléments incrustés dans des objets de bois. Néanmoins, la taille de cette plaquette montre qu’il reste possible de s’approvisionner en ivoire de qualité.
Les meubles et éléments de décor de nombre de bâtiments à la période ayyoubide et mamelouke, montrent ainsi un décor composé de petits panneaux de diverses essences de bois, souvent rehaussées d’ivoire. On trouve, par exemple, de nombreuses iconostases de bois ainsi ornées dans les églises coptes du Caire. Ces cloisons qui occultent le chœur sont souvent composées d’assemblages de bois incrustés, mais ces derniers peuvent aussi être usités pour former des décors muraux dans les palais et maisons. La plaquette ici présentée est, par ailleurs, réputée provenir d’une église.
Les techniques d’assemblage permettent aussi le développement d’une polychromie qui met en valeur la blancheur de l’ivoire. Cette plaquette présente, dans le fond, des traces ténues de couleurs. Il s’agit probablement de bleu, bien qu’elles paraissent aujourd’hui verdâtres. Le décor, composé de d’entrelacs de palmettes bifides dont les extrémités s’enroulent sur elles-mêmes, est organisé selon une stricte symétrie axiale. Le fond est profondément sculpté, tandis que les détails de chaque élément végétal sont repris en surface pour créer des jeux de superposition des divers rinceaux. Cette mise en espace, tout comme le style des palmettes, est caractéristique des éléments qui se développent au XIVe siècle dans le monde islamique oriental et dans l’Egypte mamelouke.

Elément d’assemblage
Turquie, début du XVIe siècle
Ivoire, décor sculpté et incrusté de turquoise
© Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Claire Tabbagh / Collections Numériques
L’ivoire dans le monde ottoman : jeu d’influences
Les Ottomans qui dominent un vaste territoire, depuis l’Algérie jusqu’à l’Irak et l’Anatolie, verrouillent l’une des portes du trafic de l’ivoire vers l’Europe depuis le 15ème siècle, même si le passage du Cap de Bonne Espérance par les Portugais, en 1486, ouvre à ces derniers de nouvelles perspectives. Les Ottomans travaillent eux-mêmes ce matériau, même s’ils l’utilisent avec parcimonie, probablement en raison de sa rareté. Originaire d’Afrique, la matière première parvient dans l’empire par les routes orientales de la Mer Rouge ou par l’Afrique du Nord, deux voies existantes depuis la période médiévale.
Dans l’empire ottoman, l’ivoire est principalement utilisé comme élément d’assemblage, comme le montre ce très petit disque. Celui-ci était vraisemblablement destiné à être appliqué sur un objet mobilier de plus grande taille, peut-être un élément d’orfèvrerie. Son décor montre des entrelacs végétaux formé de palmettes bifides et de fleurs de lotus aux détails finement regravés. Le mélange de ces éléments est caractéristique d’un style appelé rumi-hatayi qui apparaît dans les ateliers impériaux d’arts du livre et se répand sur les objets mobiliers à partir des années 1480. Son nom vient du fait qu’il mêle des fleurs chinoises (hatayi), comme le lotus, aux entrelacs venus du monde antique (rumi).
On connait d’autres éléments d’ivoire de même forme, quoique de taille plus importante, conservés dans les collections du palais de Topkapi, à Istanbul. S’y trouve en particulier un miroir entièrement sculpté en ivoire, au décor très similaire. Il est, comme ce petit disque, orné d’incrustations de turquoise. Cette pierre est aussi très usitée à la cour ottomane. Elle est fixée sur l’ivoire par de petites bâtes, ou petites corolles, d’or.

Coffret à décor floral
Inde, vers 1700
Ivoire sculpté, ferrures en argent
© Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Hughes Dubois
Le travail de l’ivoire en Inde : un matériau local ?
Bien que l’Inde possède des éléphants, ces derniers ne constituent pas la principale source d’approvisionnement en ivoire : d’une part, seuls les mâles, parmi les éléphants indiens, possèdent des défenses, et d’autre part, l’animal est considéré par les hindous comme l’incarnation du dieu Ganesh et, à ce titre, est sacré. Les défenses utilisées pour la création de la majeure partie des objets en ivoire sont donc importées d’Afrique de l’Est, par le biais des ports de Surat ou de Goa dès le 16ème siècle. Les compagnies de commerce européennes l’y échangent contre des cotonnades.
Le travail de l’ivoire est particulièrement développé dans les villes de Goa et de Bombay (aujourd’hui Mumbai), où la matière entre dans la composition des objets de bois marqueté. Les meubles ainsi constitués étaient majoritairement destinés à l’export vers l’Europe. Mais il existe également, dans le Nord de l’Inde, des créations d’objets en plein ivoire à décor sculpté, comme le coffret ici présenté. Celui-ci est exceptionnel par ses dimensions et son décor s’inspire directement de l’architecture impériale du 17ème siècle. Les édifices de marbre blanc édifiés par l’empereur Shah Jahan montrent alors un décor floral très naturaliste, que l’on retrouve dans les arcatures et sur le couvercle du coffret.
Toute la composition décorative relève d’une organisation architecturale en miniature : des colonnes soutiennent, sur les côtés, des séries d’arcatures encadrant des bouquets de fleurs et les médaillons qui scandent les quatre pans du couvercle taluté sont repris directement des décors de pierres dures ornant les murs des bâtiments impériaux. On les retrouve également dans les arts du livre de la période. Cette œuvre illustre ainsi l’application d’un style unifié, voulu par les empereurs, sur les objets mobiliers comme sur leurs constructions.
- S. MAKARIOU (dir.), Les Arts de l’Islam au musée du Louvre, Paris, 2012.
- A. CAUBET (dir.), Ivoires, de l’Orient ancien aux temps modernes, cat. exp. , Musée du Louvre, Paris, 2004
- E. KÜHNEL, Die islamischen Elfenbeinskulturen, VIII.-XIII. Jahrhundert, Berlin, 1971.
- Journal of the David Collection, The Ivories of Muslim Spain, 2 vol., Copenhague, 2003.
- J. BLOOM et S. BLAIR, « Ivory », in The Grove encyclopedia of Islamic art and architecture, Oxford, 2009, p. 331-6.
- M. ROSSER-OWEN, Ivory, 8th to 17th Centuries: Treasures from the Museum of Islamic Art, Qatar, Doha, 2004 [accessible en ligne ici : https://archive.org/details/03isart]
Textes : © Musée du Louvre / Gwenaelle Fellinger
Image : © 2019 Musée du Louvre / Antoine Mongodin